Dès la fin novembre et jusqu’au élections fédérales de 2015, la Suisse va se soumettre à un exercice périlleux en lien avec sa politique économique et migratoire. En principe, trois enjeux de votations alimenteront la tension : l’initiative sur l’immigration de masse le 9 février prochain, l’initiative ECOPOP pour la fin 2014 et – pour autant que l’accord sur la libre circulation avec l’UE (ALCP) n’aie pas dû être dénoncé d’ici là – le possible référendum sur l’extension de l’ALCP à la Croatie pour début 2015. Jamais au cours de son histoire, la Suisse n’aura aussi intensément et profondément remis en jeu les bases de son modèle économique et migratoire.
Première étape, l’initiative populaire « contre l’immigration de masse » se caractérise avant tout par la mise en place d’un régime global de contingents et la fin de l’ALCP avec l’Union européenne. La proposition consiste en cas de succès du texte à bricoler une nouvelle politique migratoire fondée sur des contingents globaux. En d’autres termes, à nous faire revenir 50 ans en arrière. Un temps où les saisonniers n’avaient pas le moindre droit, cachaient leurs enfants qu’ils faisaient venir clandestinement d’Italie ou d’Espagne, se faisaient exploiter et discriminer sans vergogne. Pour rappel, la Suisse a connu trois types d’instruments migratoires différents au cours du siècle dernier. D’abord, il y a eu le régime des contingents de saisonniers durant les années 1960. Ensuite, il y a eu les contingents globaux des deuxième et troisième cercles au cours des années 1990. Enfin, il y a eu le régime de la libre circulation à partir de 2002 assorti d’un régime de contingents pour la main d’œuvre qualifiée extra-européenne (régime des deux cercles).
Les contingents, des instruments de dérégulation
Réinstaurer des contingents, c’est oublier toutes les leçons du passé. Car si nous avons abandonné progressivement cet instrument à partir de 2002, c’est parce qu’il s’est révélé inefficace et même dangereux pour notre économie. Ce système suppose en effet une planification étatique du nombre de permis et implique un arbitrage sauvage entre les demandes concurrentes des secteurs de l’économie. A aucun moment, il n’a fait baisser le solde migratoire. Entre 1960 et 1990, cet instrument n’a pas freiné des vagues migratoires très importantes. Tout au plus, il a fait augmenter l’immigration irrégulière lorsqu’il était mal ajusté par rapport aux besoins de l’économie. Dans les faits, il a provoqué une mauvaise allocation de ressources. Au cours des années 1960, le système compliqué des contingents de saisonniers a contribué à renforcer des secteurs pour lesquels l’économie ne possédait pas d’avantages concurrentiels, comme par exemple l’agriculture. Mais ce n’est pas tout. Aujourd’hui, sa remise en œuvre ferait certainement sauter toutes les mesures d’accompagnement chèrement acquises en 1999 qui sont liées à l’ALCP et faire ainsi exploser le dumping salarial. Dans ce contexte de confusion, la capacité du partenariat social à recomposer spontanément un nouveau filet social serait difficile à envisager.
La libre circulation, un modèle de croissance solide
Contrairement à ce qu’affirme l’UDC, la migration n’est pas un phénomène autonome. Elle est intrinsèquement liée à la santé économique : la croissance entraîne une demande d’importation de main d’œuvre, et si celle-ci reste limitée, la récession ou la décroissance s’installe. Aujourd’hui, l’économie suisse croît mais souffre d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Celle-ci est compensée par la libre circulation (LCP), qui permet de soutenir du même coup la compétitivité de l’économie suisse en important la main d’œuvre qualifiée dont elle a besoin. En remettant en cause la LCP, c’est l’important acquis de notre modèle de croissance économique qu’on hypothèque. Laisser entendre que le retour préhistorique aux contingents serait bon pour le pays est une erreur d’appréciation politique majeure.
Colères sociales autour de la libre circulation
Malgré son absurdité, le risque que l’UDC parvienne à faire passer cette initiative est bien réel. En cela, les élections genevoises de novembre dernier ont sonné comme un avertissement. Incontestablement, le climat social s’est envenimé depuis 2009, date de la dernière votation sur la question. Les cantons métropolitains sont confrontés à d’importants défis relatifs à la gestion de la croissance démographique et économique en lien avec les infrastructures, les logements et surtout la sous-enchère salariale. Si le marché doit réguler le nombre de permis, l’Etat doit piloter le cadre économique et social. Ce qu’il ne fait pas vraiment aujourd’hui.
Ce qui est en train d’avancer sous nos yeux, ce n’est pas nécessairement une fronde de nature droitière et xénophobe. Voyant leurs revenus disponibles stagner et leur qualité de vie diminuer, des catégories de population, opposées entre elles par le passé et appartenant aux classes modestes et moyennes telles que les petits commerçants, la classe ouvrière, les employés du tertiaire, les retraités, partagent désormais une insatisfaction commune face aux conséquences néfastes de l’adaptation à marche forcée au modèle économique globalisé, la libre circulation des personnes étant l’une de ses principales déclinaisons.
«Ce n’est pas l’étranger le problème, c’est le patron qui l’employe…»
A n’en pas douter, cette nouvelle donne est en train de reconfigurer les rapports de force politiques. Car si notre modèle de croissance a démontré son efficacité à produire des richesses et à faire venir un nombre important de personnes étrangères spécifiques dont nous avions précisément besoin, reste à insuffler une nouvelle politique qui prenne réellement en charge les besoins de la population. Il ne suffira pas d’alimenter celle-ci avec un consensus mou. Au-delà des discours moralisateurs et lénifiants sur l’ouverture, il nous faut prendre au sérieux cette colère sociale qui affecte désormais une majorité de la population.
Face aux enjeux à venir, l’attentisme risque fort de plomber le marathon politique qui se profile juste devant nous. C’est pourquoi toutes les forces politiques et partenariales qui ont conscience des enjeux et du danger que représente l’initiative UDC, devraient rapidement pouvoir mettre en place des mesures d’accompagnement renforcées.
Cet article sous une forme réduite doit prochainement paraître dans le journal «Points Forts»