L’Etat de droit face à ses ennemis

Quatre ans après son adoption par le peuple en novembre 2010, l’initiative de l’UDC sur le « renvoi des criminels étrangers » n’en finit pas d’occuper les autorités qui rencontrent des difficultés quasi-insurmontables pour l’appliquer. En juin 2013, le Conseil fédéral adopte un Message pour l’application de l’initiative privilégiant une « voie médiane » qui respecte dans les grandes lignes le principe de proportionnalité : l’automatisme des expulsions serait respecté mais assorti d’une réserve de proportionnalité pour les condamnations de moins de 6 mois (« automatisme modéré »). En octobre dernier, coup de théâtre. Philipp Müller, président du PLR, obtient de la Commission des institutions politiques du Conseil national d’examiner la mise en œuvre de cette initiative en utilisant un « copier-collé » de l’initiative dite de « mise en œuvre » que l’UDC avait lancé en 2012. A la suite d’une poussée de fièvre complotiste, l’UDC avait en effet déposé une nouvelle initiative dite de « mise en œuvre » pour forcer les autorités à appliquer strictement son initiative de 2010. Selon celle-ci, l’expulsion automatique s’applique sans exception, même pour des délits de moindre gravité, et sans considération aucune de la situation personnelle du condamné. Ventiler le texte de l’initiative de « mise en œuvre » dans la loi d’application de l’initiative sur le renvoi, c’est exactement ce que voulait l’UDC de sorte que le PLR espère par ce biais un retrait par l’UDC de son initiative de « mise en œuvre ». Pour le PLR, cette posture a un double avantage : d’une part, s’éviter une votation contre l’UDC sur une thématique considérée comme ingagnable, d’autre part, laisser la gauche lancer le référendum facultatif contre la loi d’application le cas échéant.

Quand l’UDC sous-traite au PLR pour…

Cette nouvelle loi d’application voulue par le PLR pose deux problèmes de fond. D’abord, elle ne laisse aucune place pour le juge qui devrait violer systématiquement le principe de proportionnalité pour appliquer cette loi. Exemple, si vous êtes une personne étrangère de 50 ans, née en Suisse et ayant toute votre famille en Suisse, que vous avez perçu indûment l’aide sociale pendant un mois et que vous êtes condamné de ce fait pour abus à l’aide sociale, vous devez être automatiquement expulsé sans que le juge ne puisse prendre en compte votre situation personnelle (années de résidence en Suisse, attaches familiales, professionnelles et sociales, etc.). Non seulement le législateur court-circuite le pouvoir judiciaire mais, en plus, il lui demande de violer systématiquement l’Etat de droit.

Ensuite, la nouvelle loi intègre une définition très restrictive de la définition du droit international impératif. En bref, la loi doit primer sur tous les principes autres que le non-refoulement (interdiction de refouler une personne dans un endroit où elle risque la torture ou la mort). Avec cette loi, tous les principes en lien notamment avec l’unité de la famille ne seraient pas pris en compte. Cet élément a néanmoins été corrigé grâce à l’acceptation de justesse d’un amendement socialiste.

 grignoter la démocratie

Il faut espérer que cette proposition de loi, entérinée par la Commission du National, ne soit pas suivie par le Conseil des Etats qui rectifiera probablement le tir. Mais au-delà de son implication pratique, le PLR crée un précédant funeste dans l’histoire des institutions suisses. Pour la première fois, un parti gouvernemental « classique » soutient un projet totalisant, profondément liberticide, et qui va donc grossièrement à l’encontre de l’Etat de droit. En faisant prévaloir la volonté du peuple sur le principe de proportionnalité, le PLR s’accommode, au prix de grandes errances verbales, de violations diffuses du droit international, d’une vision totalitaire de la volonté populaire et d’un rejet constant et brutal de toute volonté de justice pour les migrants concernés.

Cette affaire constitue une illustration emblématique de la difficulté extrême que rencontrent aujourd’hui nos institutions à poser des principes de fonctionnement constitutionnel clairs, à savoir :

En démocratie, le peuple est un organe de l’Etat parmi d’autres – même s’il est symboliquement le plus important. Pour que la démocratie politique fonctionne, tout organe doit être soumis à la séparation des pouvoirs. Le peuple ne saurait outrepasser ses compétences en violation de cet ordre juridique de base. En l’occurrence, les juges sont tenus de s’abstenir de toute expulsion arbitraire et respecter le principe de proportionnalité quoiqu’en dise une loi émise par le Parlement. Ce dernier n’a pas à grignoter le contre-pouvoir des juges. Du point de vue juridique, pour fonctionner dans la durée, les processus de renvois requièrent nécessairement un équilibre constant des deux ordres juridiques (droit international et droit interne).

Au-delà de son aspect idéologique et de son utilisation politique parfois assimilée à un label, l’Etat de droit tend à soumettre tous les pouvoirs au principe de proportionnalité. Cela veut dire que dans un Etat régi par le droit, la fin ne justifie pas tous les moyens. Pour le bien de l’Etat, tout n’est pas forcément possible. Par voie de conséquence, en promulgant une loi qui viole ce principe de proportionnalité, la droite ouvre justement la porte à tous les possibles…

Au Parlement, le rapport de force devient de plus en plus sauvage.

 

Références et liens

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